vendredi, mai 14, 2010

LE THÉÂTRE RUSSE

vol.10, no. 4, Nouvelle édition, 17 mai 2010, $ 1.00

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Je rédige cette chronique en me laissant bercer par une musique de sirtaki grecque. Elle m'emmène déjà à mi-chemin entre Montréal et Moscou. Mais que savons-nous de la Russie d’aujourd’hui? Les médias de communication de masse au Québec nous rapportent que c’est une société violente : n’y a-t-il pas eu des attentats meurtriers dans le beau métro de Moscou récemment? Des troubles sporadiques secouent le Caucase rattaché à la Russie. Les gens sont pauvres. Bref, tout les accable.

Il semblerait qu’ils ne soient bons qu’au hockey, ou encore à mettre quelqu’un en orbite terrestre. N’ont-ils pas réalisé le rêve du fondateur du Cirque du Soleil, Guy Laliberté? Les grands médias les peignent comme d’éternels « perdants » dans l’Histoire : l’échec de leur socialisme en est le témoin, n’est-ce pas?

Bon, un petit connaisseur dans le coin là-bas lève le doigt… Quoi, vous avez quelque chose à dire pour leur défense? De quoi parlez-vous, de culture et d’art? D’un médecin? Alors ne voilà-t-il pas qu’un docteur, ouvertement humaniste s’est mêlé de plonger dans la psyché du peuple russe de son époque…

Donc, le docteur Anton Pavlovitch Tchékhov (1860-1904), entreprit de brosser un tableau de la vie médiocre et absurde des petits nobles et personnalités locales russes, entre autres dans La Mouette, en 1896. Oui, mais c’était avant les communistes, alors est-ce que ça compte?
(Photo: la campagne canadienne ressemble beaucoup à la campagne russe, ici le printemps).

Détrompez-vous, car l’homme de théâtre allemand communiste Bertolt Brecht a écrit plus tard dans Les Arts et la révolution (L’Arche, Paris, 1970, pp. 172-173) que « les artistes réalistes mettent l’accent sur ce qui appartient au monde sensible, sur ce qui est ‘de ce monde’, sur ce qui est typique au sens profond du mot (ce qui a une signification historique) ». [Il ajoute :] « Les artistes réalistes décrivent le pouvoir des idées et le fondement matériel des idées. »

L’année qui suivit le décès de Tchékhov; un des chefs des communistes de Russie, Vladimir Lénine écrivit : « Il est indiscutable que la littérature se prête moins que toute chose à une égalisation mécanique, à un nivellement, à une domination de la majorité sur la minorité. Dans ce domaine, certes, il faut absolument assurer une plus large place à l’initiative personnelle, aux penchants individuels, à la pensée et à l’imagination, à la forme et au contenu. » (Œuvres, Éditions du Progrès, Moscou, 1967, tome 10, p.37).

Le grand metteur en scène Stanislavski a rencontré Tchékhov avant la révolution. Pour l’homme de théâtre français Jean Vilar : « Le théâtre russe est encore tout jeune. Nulle tradition ne l’étouffe. On peut tout créer. La révolution socialiste (d’octobre 1917, ndlr), après l’avoir oublié pendant cinq ans, le réintègre à sa place : la première. Et dès lors, son style, son exemple, son école, sa méthode de formation, sa morale s’étendront à toute l’Europe, au monde entier. » (Préface à C. Stanislavski, La formation de l’acteur, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1963, pp. 7-8). Même Hollywood, ce Hollywood contemporain, n’échappe pas à l’engouement, ne serait-ce qu’à l’École d’art dramatique Tchékhov; ou encore à Montréal, où le Théâtre du Nouveau Monde (dirigée par Lorraine Pintal) avoue son penchant pour le grand metteur en scène russe.
[Puis-je interrompre ce texte pour dire que la musique grecque est très belle et qu’un bon verre de vin résiné rouge serait bienvenu, quel délice!]
Pour ce qui est du théâtre, Stanislavski a aussi fait justement observer aux acteurs, se fondant sans doute sur son expérience avec Tchékhov : « Vous n’avez pas essayé de faire impression sur les spectateurs. Vous avez planté les graines de votre rôle et vous les avez laissées germer, en suivant les lois de la nature. […] La création n’est pas un ‘truc’ technique. Ce n’est pas une simple peinture d’images et de passions […] Notre création est la conception et la naissance d’un être nouveau : le personnage. C’est un processus naturel semblable à la naissance d’un être humain. » (ibidem, p. 308).

Mais pour revenir à la Russie d’aujourd’hui, réfléchissons avec Maxime Gorki lorsqu’il écrivit sur Tchékhov (Progress Publishers, Moscou, 1982, p. 148) : « Un autre phénomène particulier en Russie devrait être noté : l’augmentation inhabituelle du nombre de personnes dites ‘superflues’, ‘incapables’, ‘futiles’ et ‘non-désirées’. C’est un fait évident; les causes le sont tout autant. Ceci représente un danger; puisque ces gens sans volonté, espoir ou désirs – représentent une masse qui peut être manipulée habilement par nos ennemis (i.e. opposée aux partisans du socialisme, ndlr). Quand la littérature fait état du fait qu’on doit aborder cette situation dans la société cultivée il n’y a rien de déconcertant en soi, puisque la culture s’appuie sur l’énergie du peuple; si c’est le peuple qui met au premier plan ‘les incapables’ et les femmes ainsi que les hommes ‘non-désirés’; alors il y a lieu de s’inquiéter, puisque un fait de cette nature révèle que les forces culturelles populaires sont en déclin. Ce phénomène doit être pris en considération et être contrebalancé; la littérature a l’obligation soit de faire fi (artistiquement, ndlr) de telles personnes ou, en les motivant, de les diriger vers une vie riche en activités.
(Photo SolidNet: manifestation des communistes russes en 2009, luttant pour le socialisme et une vie meilleure).
La Mouette

Un parallèle s’impose entre la vie avant la révolution, qui se fit sous la direction du parti communiste (bolchévique), en octobre 1917 avons-nous dit, et l’époque « nouvelle » actuelle (1990 et ss.). L’URSS démembrée en 15 républiques indépendantes, agitées (on a en vue l’ancienne république de Kirghizie), et appauvries (le niveau de vie a plongé et les soutiens sociaux ne répondent pas à la demande. À titre d’exemple, des centaines de milliers de Russes et autres anciens citoyens soviétiques sont venus au Canada et à l’Ouest pour y réaliser leur rêve d’un pays calme, pacifique et prospère pour se refaire une vie, sinon celles de leurs enfants.

Au XIXème siècle, il y eut aussi un mouvement migratoire, notamment des Ukrainiens vers l’Ouest canadien pour y trouver un « paradis » dans l’exploitation de fermes familiales qui les ont nourris, eux et leur famille. Mais dans les campagnes russes, les gens instruits : hommes d’Église, inspecteurs divers, médecins, ingénieurs et administrateurs de la bureaucratie tsariste; vivaient des moments plutôt mornes et souvent parasitaires.

Tchékhov, d’un ton mordant, a dressé le décor de leur existence, notamment dans La Mouette. Pour les amoureux de la langue russe, on peut se procurer cette pièce en français un peu partout au Québec dans le Livre de poche (L’Arche, 1960, Paris). Maxime Gorki, dont nous parlions un peu plus haut, l’a dédicacé comme suit : « Devant cette foule ennuyeuse et grise d’êtres impuissants un homme a passé, grand, intelligent, attentif à tout; il a observé les fastidieux habitants de sa patrie… et il leur a dit de sa belle voix si sincère : ‘ Vous vivez mal, messieurs’. "(Caricature Argenpress: après la dictature militaire en Argentine, les dirigeants voulurent "bâtir" la paix; n'est-ce pas ce que font les dirigeants actuels de la Russie à l'égard du peuple russe?).
La version française, traduite notamment par Genia Cannac, se termine par une description du travail de Stanislavski « qui élabora minutieusement une mise en scène détaillée […] et s’attacha à éclairer les dessous humains de la pièce, à révéler le drame caché sous des propos quotidiens, à faire ressortir les qualités musicales du dialogue. » Mentionnons que ce livre est présenté aussi par Jean Vilar, l’homme de théâtre français.

Pour ceux qui en ont le goût, on peut se procurer au magasin La Petite Russie sur la rue Queen’s Mary à Montréal (métro Snowdon) une vidéocassette de cette pièce dont le film a été primé au IXe Festival international de cinéma de Chicago en 1973; il fut produit en Union Soviétique et refait en 1998. Il s’inscrit dans la série s’intitulant : « Les classiques de la littérature à l’écran ». On peut aussi se procurer à ce magasin, et à un prix très abordable l’original en russe de quatre pièces de Tchékhov : Oncle Vania (une adaptation a été réalisée aux USA, sous le titre des ‘Amours champêtres’, en 2002), Les Trois sœurs, La Cerisaie et bien entendu La Mouette. Ces pièces disponibles dans un même livre ont été publiées par Les Éditions AST, Moscou, en 2005.

Le dernier mot de la maison d’édition: c’est une œuvre éternellement actuelle…
Veuillez noter qu'à partir du 24 mai, des articles seront publiés sur l'autre France, la France révolutionnaire, dont un regard sur le mouvement communiste.
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